Séminaire d’études en Mongolie « Aux origines du chamanisme » du 9 au 23/07/2019
par François Delclaux
Introduction
« Ce séminaire a pour objet l’immersion dans la culture mongole et la découverte du système de soins où le chamanisme retrouve une place de plus en plus importante après les années de domination russe ».
Tel est l’objet de ce voyage-séminaire décrit dans le document de présentation de Nathalie Leconte.
Je ne suis pas médecin généraliste. Mais en tant que récent retraité d’une carrière professionnelle qui m’a mené en Asie Centrale, et m’étant déjà intéressé à la médecine chamanique, Nathalie a accepté que je me joigne au groupe de la douzaine de généralistes qui ont participé à ce voyage.
De plus, et parallèlement à cette découverte du chamanisme, Frank Dautais a proposé au groupe des ateliers de théâtre.
L’axe principal de ce séminaire a été une prise de contact avec le chamanisme mongol, très proche parent de celui pratiqué en Sibérie. Ce que je peux en dire sera évidemment très superficiel, vu la complexité de ces pratiques et leur niveau symbolique fortement relié au mode de vie mongol. Cette approche a été complétée par des rencontres avec le monde médical plus classique dans un hôpital moderne et une clinique de soin traditionnels lors de notre séjour dans la capitale Ulan Bator.
Nous avons rencontré deux chamanes et participé à plusieurs cérémonies chamaniques, très différentes selon la chamane en question.
Rencontre avec Enkhtuya
Enkhtuya est la première que nous avons rencontrée. Elle fait partie de l’ethnie des éleveurs de rennes, les Tsaatan, résidant dans le nord du pays au bord du lac Khovsgol. Enkhtuya est très connue, non seulement par son expérience en matière de soins, mais également pour avoir formé de nombreux chamanes étrangers. C’est d’ailleurs une chamane française, Brigitte Pietrzak, formée par Enkhtuya, qui a assuré l’interface entre notre groupe et la chamane, avec l’aide de notre guide-interprète Oyun.
En préambule aux trois cérémonies chamaniques prévues, une discussion a rassemblé notre groupe et Brigitte, ainsi que Anne, une française également en cours de formation. Cette réunion, qui s’est tenue dans le tipi d’Enkhtuya, a permis à chacun de se présenter. Puis Brigitte a fait un petit topo sur ce qui l’a amenée dans cette trajectoire chamanique, et également comment elle se partage entre Créteil où elle vit et exerce son activité de guérisseuse en France, et la Mongolie où elle continue à se former et participer à des séances de soins. Dans ce temps d’échange, les membres de notre groupe ont posé des questions sur le chamanisme, les esprits, les cérémonies. S’il fallait synthétiser les réponses de Brigitte à nos questions sur les cérémonies, ce serait : « ne pas penser, ne pas chercher de réponse, se laisser faire et toucher ».
Il nous a été proposé également, pour ceux qui le souhaitaient, d’avoir une consultation individuelle et payante avec Brigitte et Enkhtuya, que ce soit pour une raison physique ou psychologique.
Le principe des cérémonies est le suivant: après des rituels de préparation (chauffage de la peau du tambour, préparation des offrandes à base de lait et de vodka, fumigations de genévrier), la chamane, aidée par son assistante, met ses bottes de cérémonie, une coiffe-masque ornée de plumes et autres attributs et recouvrant les yeux. Elle revêt son grand grand manteau de chamane. Puis assise en tailleur, elle se met en état de transe grâce à son tambour et des incantations, état qui la met en relation avec les esprits. C’est dans cet état qu’elle peut « soigner », soit le groupe, soit les personnes qui ont eu une consultation ou qui une demande spécifique, soit des personnes dont elle reçoit une énergie particulière.
Les trois cérémonies ont été à la fois similaires, et très différentes dans leurs déroulements/ambiances. Les deux premières ont eu lieu dans une yourte à cause du mauvais temps. C’est un espace confiné, où on peut ressentir un sentiment d’oppression, sentiment augmenté par la chaleur du poêle, par l’orage qui s’est abattu durant la 2ème cérémonie et également par le nombre de personnes présentes. Car en plus des deux chamanes, de leurs assistantes et de notre groupe, étaient présents deux françaises en période de « réparation » suite à des problèmes personnels, des interprètes, et quelques mongols. La 3ème cérémonie s’est déroulée en plein air, dans un ovoo : c’est un lieu sacré, marqué par des faisceaux de bois ornés de tissus multicolores entourant une aire et plusieurs petits autels dédiés aux esprits. Ici aussi, beaucoup de personnes ont participé à la cérémonie.
Dans chacune de ces cérémonies, il est possible à un participant d’avoir un « soin » particulier en s’agenouillant devant la chamane et en émettant une demande particulière. Ce qui est remarquable, c’est :
– que cette demande a un caractère public dans la mesure où tout un chacun comprenant le mongol peut entendre le motif de la demande ;
– que cette demande peut avoir un caractère divinatoire : mon fils va-t-il se marier ? vais-je avoir un bon travail ?
– que cette demande passe par le truchement d’un interprète y compris pour les mongols. C’est l’assistante de la chamane, laquelle est toujours plus ou moins en transe, qui traduit la demande du « mongol usuel » en « mongol chamanique ». Comme si il existait un langage de transe non compréhensible directement .
Rencontre avec Ganjigur
Nous avons rencontré la 2ème chamane, Ganjigur, à Olziit, village au cœur de la steppe mongole. C’est une femme de 35 ans, plus jeune que Enkhtuya, qui nous a accueillis dans sa maison pour un entretien avec le groupe. Cette femme a été atteinte à 15 ans d’une maladie « chamanique » – une maladie inconnue ou mal diagnostiquée ? – localisée dans la moelle épinière. Elle a été opérée à plusieurs reprises sans succès jusqu’à ce qu’elle soit prise en charge par une chamane qui a amélioré son état – elle marche néanmoins avec des béquilles – et qui l’a amené à devenir elle-même chamane.
Elle a répondu à plusieurs de nos interrogations concernant les soins. Notamment, le chamanisme permet de :
– régler et soulager les problèmes physiques et psychologiques ;
– d’intervenir en cas de conflit entre deux personnes ;
– d’intervenir à distance ;
De plus les participants autres que la chamane peuvent partir en transe pendant une cérémonie, ce qui leur permet de se « vider » des mauvais esprits avant que les « bons esprits » interviennent. Enfin, elle a mentionné le rôle des animaux – aigle, loup, ours, etc.– en tant que véhicule des esprits, mais de manière moins marquante que la 1ère chamane.
La cérémonie s’est déroulée le lendemain dans les yourtes de ses parents, dans la steppe. Celle-ci, très différente des 3 premières, s’est déroulée en 4 parties :
– dans une des 2 yourtes, préparatifs par la chamane devant un autel par invocation des esprits après avoir revêtu habit, masque et bottes ;
– dans la seconde yourte, surchauffée par un poêle, nous sommes passés par une opération de purification : en sous-vêtements, nous nous sommes fait asperger d’un liquide chaud à base de genévrier et de thym, au dessus d’une bassine contenant des pierres brûlantes et dégageant une forte vapeur ;
– la cérémonie a repris à l’extérieur où la chamane a de nouveau revêtu ses habits rituels. Nous étions en 1/2 cercle autour d’un brasero, et la chamane nous a fait accomplir plusieurs gestes rituels : mettre des herbes et du beurre dans un feu, disperser aux 4 points cardinaux de la vodka et du lait en prononçant nos prénoms, recevoir une poignée de grains de riz et n’en garder que 9. Cette partie a été un peu compliquée à accomplir, car nous étions nombreux, il y avait toutes ces taches à effectuer, et il était difficile pour notre interprète d’être synchrone dans la traduction en temps réel ;
– la partie finale s’est déroulée dans la première yourte où à nouveau la chamane a revêtu son habit pour partir en transe. Puis, pour ceux du groupe qui le désiraient, nous somme venus un par un nous agenouiller devant elle pour un « soin » individuel. Ce soin est basé sur une imposition des mains, sur une circulation d’énergie entre la chamane et le « soigné ». La durée et la qualité de ces soins individuels ont fortement varié d’une personne à l’autre. Ce soin individuel se terminait par la vérification que les mauvais esprits étaient bien partis. Pendant que le « soigné » boit et se lave avec du lait, la chamane jette en l’air une petite coupe ayant contenu le lait. Si la coupe retombe à l’endroit, tout va bien. Si la coupe retombe à l’envers, alors la chamane utilise un fouet pour chasser les mauvais esprits en alternant des coups plus ou moins légers sur le dos et des coups très violents et bruyants sur le sol, cette dernière séquence étant assez impressionnante.
Réflexions du groupe sur ces pratiques chamaniques…
Après chacune de ces cérémonies, le groupe a tenu un debriefing pour échanger collectivement ses propres impressions et la manière dont chacun avait vécu ces moments particuliers. La liberté de parole et la confiance qui régnaient dans le groupe a permis des échanges extrêmement intéressants, par leur variété et par leur sincérité.
Il faut noter que la plupart des généralistes présents ont une pratique médicale « élargie » : ils ont souvent une formation/pratique en homéopathie, hypnothérapie, acupuncture, etc. À ce titre ils sont très ouverts à d’autres types de soin.
Certaines personnes ont complètement plongé dans l’expérience, soit en entrant dans une sorte de mini-transe, soit en laissant venir des visions, ou images, sans doute proches de celles qu’on peut recevoir en état d’hypnose. Je pense, pour en avoir fait l’expérience, que ces états sont en partie facilités pour ceux qui avaient eu une consultation personnelle, l’expérience chamanique ayant été nourrie par une problématique personnelle réactivée.
D’autres se sont mis dans l’état de disponibilité proposé par la chamane française, sans pour autant accéder à une vision ou transe. Pour certains cela a été dû, très prosaïquement, à l’inconfort durant la cérémonie (celle-ci durent un peu plus d’une heure) : assis sur de petits tabourets incommodes, sentiment d’oppression dans la yourte, gouttières pendant l’orage. Pour d’autres, c’est l’aspect « esprit » qui a fait obstacle : nous vivons en France dans une société profondément laïque où la relation avec des « esprits », surtout de nature animale, n’est pas évidente à accepter.
Pour d’autres encore, c’est l’aspect rituel et spectacle qui a pris le dessus : il y a quelque chose de magique à observer la richesse visuelle des habits, la danse de transe, les mouvements du tambour. Cet aspect visuel est amplifié par l’univers sonore du tambour, par les incantations vocales impressionnantes, très graves ou très aiguës. Également à un moment par les pleurs très sonores d’une « soignée ».
Des membres du groupe ont trouvé cette expérience intéressante sans plus, ou bien ont vécu ces temps comme une pratique de méditation, un peu particulière compte tenu de l’ambiance sonore.
Enfin certains ont ressenti quelque chose de faux dans cette mise en scène.
Un aspect intéressant qui a été également abordé est le rapport à la vision et/ou transe. Il y a en effet une forme d’injonction (même si ce terme est un peu fort), soit auto-suggérée, soit suggérée (un peu) par la chamane, à avoir des visions ou à ressentir un état de transe. D’où une forme de gêne/culpabilité à ne rien ressentir.
… et réflexions personnelles
Il m’est délicat de me situer face à ces pratiques, du fait de la brièveté de ces expériences et de mon formatage « occidental ». Une forme de rationalisme peut être un obstacle pour recevoir ces cérémonies. Ceci dit, ma propre attitude face à ces pratiques est déjà en soi très intéressante.
Vu de l’extérieur, ces cérémonies peuvent apparaître comme des mises en scène naïves conduisant à embobiner le « patient ». Pourtant, il m’a été difficile de résister à la force de ces cérémonies et à l’énergie qui s’en dégage.
Un des points important dans le chamanisme est le mélange du soin et de la religion. En Occident, la médecine et l’église (au sens large) sont séparées, alors qu’en Mongolie les deux sont inextricablement liées, du moins dans le chamanisme. Les soins s’appuient sur la croyance dans le pouvoir des esprits, souvent des animaux (loup, aigle, etc.) et le chamane est le vecteur par lequel ces esprits, bons ou mauvais, vont influencer la santé ou le cours de la vie des mongols. Cela passe par des rituels profondément ancrés dans la vie quotidienne des mongols. Sachant que la moitié de la population mongole (1.5 million d’habitants) vit dans la steppe , où la nature est extrêmement présente sous toute ses formes (climat rigoureux, subsistance grâce aux animaux domestiques, présence des prédateurs), le lien religion-nature est très fort. On peut noter qu’il n’y a pas si longtemps, certains rebouteux de nos campagnes s’appuyaient sur des prières religieuses pour le soin proprement dit. Et même si l’aspect religieux a disparu, il n’en reste pas moins que les coupeurs de feu continuent d’opérer, ainsi que certains guérisseurs.
Un autre aspect troublant déjà souligné est l’aspect collectif du soin : tout un chacun peut être au courant des attentes d’un patient. Ici, point de secret médical ! Ce système fonctionne comme si il était important pour la communauté que chacun soit au courant de l’état de santé des autres. Peut-être parce que les conditions vie sont parfois tellement difficiles que le groupe, notamment familial, doit pouvoir s’appuyer solidairement sur chacun et que la santé ou la maladie se doit d’être intégrée à un fonctionnement solidaire.
Enfin, comme dans tous les rituels, la symbolique des éléments utilisés est fondamentale. Mais elle échappe. Je peux comprendre l’importance du beurre et du lait pour ces sociétés nomades qui (sur)vivent grâce à ces éléments. Idem pour la vodka qui fait partie d’un fond social commun. De même les points cardinaux : quand on se trouve dans la steppe infinie, on comprend que ce rapport à l’espace est fondamental. Mais la compréhension intellectuelle n’est pas un ressenti, et m’a laissé quelque part à l’extérieur. Ces symboles jouent difficilement leur rôle de lien entre moi et l’environnent social et naturel.
Également certaines questions restent sans réponse :
– est-ce que ce système est efficace, médicalement parlant ? Aucune idée sur cette question. Nul doute que l’effet placebo, comme partout, doit jouer son rôle. Mais la question du résultat des soins n’a pas été abordée en tant que telle au cours du voyage, ce qui est dommage.
– y a-t-il de faux chamanes ? des arnaqueurs ? Il n’y a pas de raison que la société mongole soit exempte de ces travers. Ce qu’on peut dire pour le vécu du groupe, c’est que l’accueil par les deux chamanes a été très bienveillant et très empathique, et que leur attitude vis à vis de nous a été très honnête.
– les mongols sont-ils soumis au chamane ? j’imagine qu’il existe un aspect soumission à ce personnage pourvu de certains pouvoirs. De la même manière que dans notre système médical certains patients peuvent être complètement soumis à un spécialiste. Cependant, il est frappant de constater qu’à la fin d’une cérémonie chamanique, la chamane sort immédiatement de son état de transe. Elle sourit, elle discute facilement, elle boit son thé, presque comme si de rien n’était. Il n’y aucune frontière entre elle et les participants et les patients : elle a une attitude très simple.
Et aussi…
Ces pratiques remontent très loin dans le temps, certains la situant au paléolithique. Elle sont extrêmement vivaces en Mongolie et Sibérie, et également chez les amérindiens d’Amérique du nord, du centre et du sud. Une hypothèse de cet héritage américain réside dans la migrations des peuples sibériens par le détroit de Béring il y a 40 000 ans. De fait, le chamanisme est l’expression de la recherche et du lien de la communauté avec le sacré, avec l’invisible, comme dans toutes les sociétés. Chez nous la spiritualité s’est ancrée dans le catholicisme. En pays musulman, l’islam joue ce rôle. Au Japon, le shintoïsme intègre l’animisme et le culte des ancêtres. Dans ces expressions du sacré, il y a très souvent un médiateur – sorcier, prêtre, chamane. Chez les sociétés dites « primitives », la nature et ses forces relèvent du sacré. La santé dépendant du rapport avec les forces de la nature, elle est intégrée aux actes religieux.
En d’autres termes, les sociétés ont toujours une aspiration vers le sacré, vers l’invisible, celle-ci s’incarnant dans le substrat culturel du moment : la nature, la religion « officielle », la psychologie/psychanalyse…
De nos jours et dans notre société moderne, l’héritage des grandes religions monothéistes, de dimension verticale, a dissocié l’homme de la nature et des pratiques animistes, de dimension horizontale. Il s’ensuit une dissociation très nette de la santé , et donc de la médecine, avec le spirituel. À ce sujet, il est curieux de noter (article récent du Monde) une recrudescence de quêtes chamaniques en France, sans que les motivations soient très claires : peut-être un retour à la nature et une méfiance par rapport à la médecine classique, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte… On peut également noter que la médecine officielle commence à intégrer dans certains actes l’hypnose et la méditation. Sachant que de telles pratiques sont une forme particulière de transe, on peut se demander si la médecine ne commence pas à prendre en compte un aspect plus qualitatif de la santé. Ce qui, évidemment, n’enlève rien et reste très complémentaire aux progrès de la médecine moderne, notamment en cas d’urgence et de maladies graves.
En guise de conclusion
Comme déjà mentionné, je ne suis pas médecin. Néanmoins, au vu des échanges qui ont eu lieu entre les généralistes du groupe, je pense que ce voyage-séminaire apporte une dimension plus large à la perception des problèmes de santé pour des praticiens. D’autant que les cérémonies chamaniques ont été complétées par des visites d’hôpitaux et de cliniques où le système moderne de soins est accompagné par une tradition officiellement reconnue et basée sur l’acupuncture, le massage, la phytothérapie.
Il faut également noter que la qualité de relation dans le groupe a vraiment permis des échanges extrêmement riches et confiants. Ces discussions ont été pour moi des moments clefs du voyage. Nul doute que les activités proposées par Nathalie (Qi gong, danse-poême, lecture collective de contes mongols) et que les improvisations théâtrales animées par Frank Dautais ont fortement contribué à la cohésion du groupe : se retrouver ensemble dans des enchaînements Qi gong face à des paysages superbes, et rire de nos ratages théâtraux, non seulement mettent une bonne ambiance collective mais installent un climat de confiance permettant à chacun de s’exprimer sans peur du jugement de l’autre. Ceci vraiment important dans des situations aussi particulières que les cérémonies chamaniques dont l’énergie peut fortement émouvoir.